Auteur: Aude Nuscia Taïbi

La tragédie de Derna, en Libye: aléa naturel, responsabilités humaines

Source(s): Conversation Media Group, the
Floods, North-eastern Libya, September 2023
World Meteorological Organization

La catastrophe survenue à Derna (Libye) le 10 septembre dernier a marqué les esprits. 

L’ampleur des dégâts (au moins 11 000 morts, 875 bâtiments détruits, plus de 3 000 bâtiments endommagés selon les infographies réalisées à partir d’images satellite Pléiades-1A par le service européen Copernicus Emergency Management Service dès le 14 septembre) s’explique par une conjonction de facteurs naturels et humains.

Avant d’être une manifestation du changement climatique, dont l’impact sur l’intensification des précipitations en Méditerranée reste encore difficile à quantifier, l’événement a surtout tragiquement mis en évidence l’immense vulnérabilité du territoire et de ses habitants – une vulnérabilité liée à une gestion inadaptée du risque avant et pendant les inondations du 10 septembre.

Causes naturelles…

À l’amont de la catastrophe, il y a tout d’abord un aléa : le cyclone subtropical Daniel, un Médicane, contraction de Mediterranean hurricane.

Ces tempêtes tropicales, dont l’aire de prédilection correspond à la Méditerranée occidentale et à la mer Ionienne, se forment lorsque survient simultanément un gradient vertical important entre la température de surface de la mer et la température de la troposphère moyenne, une forte teneur en humidité relative de l’atmosphère, une très forte vorticité/hélicité de la colonne d’air et un cisaillement vertical du vent faible (inférieur à 4 ms). La tempête Derna est ainsi liée à des températures anormalement élevées de la mer Méditerranée au cours des jours précédents : 3 à 4 °C au-dessus de la moyenne, avec des températures de 28,7 °C enregistrées en juillet.

Ce type de phénomène se produit régulièrement à cette période de l’année (automne) dans cette zone méditerranéenne semi-aride, parfois trois fois par an.

La violence de la tempête a probablement ici été accentuée par le changement climatique, puisque les climatologues indiquent qu’il augmenterait l’intensité et les volumes des pluies lors de ces épisodes, en jouant justement sur la température de la mer. Les précipitations générées par ces médicanes à cette période de l’année sont très intenses. Dans le cas de Daniel, ce sont 100 mm qui sont tombés en une journée le 10 septembre à Derna, et 414 mm à El Bayda sur la côte Cyrénaïque, alors que la moyenne annuelle des précipitations à Derna est de 252 mm par an et de 1,5 mm en moyenne au mois de septembre.

Ces pluies très intenses se sont abattues sur des sols dénudés et desséchés durant la sécheresse estivale, caractéristique des climats méditerranéens. Cela a favorisé le ruissellement rapide de cette eau sur les versants du djebel El Akhadar qui dominent la ville, et produit une crue éclair ou flash flood, c’est-à-dire très rapide et violente, qui est venue gonfler très rapidement le débit de l’oued Derna, cours d’eau qui draine cette partie de la Libye, et qui prend sa source dans le djebel El Akhadar, à 800 m d’altitude. Cette crue brutale a entraîné la rupture des deux barrages construits sur cet oued dans les années 1970, justement pour protéger la ville de Derna de ces crues.

Impréparation humaine

Si des études prospectives avaient déjà souligné que les régions méditerranéennes semblaient menacées par la recrudescence des médicanes, la catastrophe de Derna est surtout illustrative, par son ampleur, des défaillances humaines en matière de gestion des risques.

La première cause directe est effectivement la rupture des barrages, qui ont libéré brutalement un volume considérable d’eau (39 millions de m3), générant une vague destructrice en aval, dans la zone inondable de l’oued, où des maisons et infrastructures avaient été construites après la construction des barrages, laquelle avait suscité l’illusion d’une protection totale contre ce risque de crue brutale.

L’effet pervers de ces aménagements de protection contre les aléas est en effet de donner cette impression d’être protégé, faisant oublier aux habitants, mais aussi aux autorités, l’existence du risque, qui pourtant est toujours présent. C’est ainsi que l’on assiste à une urbanisation inconsidérée dans ces zones à risque, et à une préparation insuffisante, voire inexistante, contre les manifestations de l’aléa contre lequel on se protège. Le 10 septembre, l’oued Derna a repris son chenal d’écoulement et réinvesti, brutalement, ses zones inondables.

La gestion du risque, pour être efficace, nécessite diverses actions combinées de prévention, de protection, et de « mesures de sauvegarde et de gestion des catastrophes » à proprement parler.

La protection implique l’entretien régulier des barrages, ce qui n’était apparemment plus le cas depuis des années, et cela alors même que des fragilités avaient été signalées en 2022.

La prévention implique, entre autres, l’information des habitants sur les risques et les règles à respecter, comme ne pas construire en zones inondables par exemple, et avant tout de porter à leur connaissance le fait que telle ou telle zone est potentiellement inondable.

Les mesures de sauvegarde et de gestion des catastrophes impliquent de définir des mesures d’alerte et des consignes de sécurité, ce qui a été défaillant ici apparemment. Des informations contradictoires semblent avoir été données avant la tempête, d’évacuer pour certains et de rester chez soi pour d’autres. Sans compter que la défiance généralisée vis-à-vis des autorités locales, perçues comme corrompues et incompétentes, n’aide pas les habitants à suivre les instructions données.

Ces mesures de sauvegarde et de gestion des catastrophes impliquent aussi, avant la catastrophe, de recenser et mobiliser les moyens disponibles pour le secours et l’aide des habitants. L’improvisation de ces secours, organisés par les habitants eux-mêmes dans les premières heures après la crue, ce qui en réduit l’efficacité et la portée, montre l’ampleur de cette impréparation.

D’autre part, ces mesures d’accompagnement et de soutien des populations, pendant et après la crise, nécessitent des autorités compétentes et légitimes. Or il n’y a plus d’État réellement légitime en Libye depuis la fin du régime de Kadhafi en 2011. Le territoire, fragilisé par des années de guerre civile jusqu’en 2020, est déchiré entre deux « gouvernements » ayant peu d’autorité ; un à l’ouest, établi à Tripoli et reconnu à l’international, et un second à l’est à Benghazi sous la coupe de Khalifa Haftar, non reconnu. C’est sous la coupe de Haftar que Derna se trouve depuis 2018 ; occupé à guerroyer contre Tripoli, le maréchal ne se serait guère préoccupé de l’entretien de la ville, et notamment des barrages, avec les conséquences que l’on sait…

CC BY-ND 4.0 DEED

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